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Posted: November 4, 2015 at 3:45 am


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Friedrich Wilhelm Nietzsche

nietzschen, nietzschenne

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Friedrich Wilhelm Nietzsche (prononc en allemand [fid vlhlm nits], souvent francis en [nit]) est un philologue, philosophe et pote allemand n le 15 octobre 1844 Rcken, en Prusse, et mort le 25 aot 1900 Weimar, en Allemagne.

L'uvre de Nietzsche est essentiellement une critique de la culture occidentale moderne et de l'ensemble de ses valeurs morales (issues de la dvaluation chrtienne du monde), politiques (la dmocratie, l'galitarisme), philosophiques (le platonisme , mais surtout le socratisme, et toutes les formes de dualisme mtaphysique) et religieuses (le christianisme et le bouddhisme). Cette critique procde d'un projet de dvaluer ces valeurs et d'en instituer de nouvelles dpassant le ressentiment et la volont de nant qui ont domin l'histoire de l'Europe sous l'influence du christianisme; ceci notamment par l'affirmation d'un ternel Retour du mme et par le dpassement de l'humanit et l'avnement du surhomme. L'expos de ses ides prend dans l'ensemble une forme aphoristique ou potique.

Peu reconnu de son vivant, son influence a t et demeure importante sur la philosophie contemporaine de tendance continentale, notamment l'existentialisme et la philosophie postmoderne; mais Nietzsche a galement suscit ces dernires annes l'intrt de philosophes analytiques, ou de langue anglaise, qui en soutiennent une lecture naturaliste remettant en cause une appropriation par la philosophie continentale juge problmatique[1].

Professeur de philologie l'universit de Ble ds l'ge de 24 ans, il obtient un cong en 1879 pour raison de sant. Les dix annes suivantes, il publie un rythme rapide ses uvres majeures. En 1889, il sombre progressivement dans la dmence et passe les dix dernires annes de sa vie dans un tat mental quasi vgtatif[2]. Aprs sa mort, l'interprtation de son uvre est dfigure par l'image de la folie et par la propagande nazie.

La pense de Nietzsche prsente deux aspects majeurs: cest une enqute naturaliste , ou plutt organique, sur lensemble des valeurs humaines (morales, intellectuelles, religieuses, esthtiques,etc.) que Nietzsche explique en termes d'instincts, d'affects et de pulsions (en allemand: Trieb); c'est galement une critique de ces mmes valeurs et une tentative pour les rvaluer[3]

,[1].

Dans ses recherches sur la nature des phnomnes humains, qui occupent ses uvres de maturit partir de Humain, trop humain (1878), Nietzsche adopte une forme de naturalisme qualifie de mthodologique par certains commentateurs[2]: par naturalisme, on entend lide que lenqute philosophique doit se dvelopper en continuit avec les sciences naturelles[3]. Cette interprtation sappuie sur l'utilisation que Nietzsche fait d'auteurs tel que Wilhelm Roux, et sur des passages tel que:

[] ce que lon comprend aujourdhui de lhomme nexcde pas ce que lon peut comprendre de lui en tant que machine[4].

Mais ce qui caractrise particulirement ce naturalisme, c'est le rejet de toutes les formes de surnaturalisme (moral ou religieux) qui placent lesprit au-dessus de la nature et qui font de lui un principe explicatif des phnomnes humains par une causalit spirituelle (comme lme ou la volont qui serait au principe de nos actions). Or, pour Nietzsche, lesprit nexplique rien, et ce nest qu partir des sciences empiriques que la philosophie peut spculer sur la nature humaine et fournir des explications de tout ce qui est humain:

Replonger lhomme dans la nature; faire justice des nombreuses interprtations vaniteuses aberrantes et sentimentales quon a griffonnes sur cet ternel texte primitif de lhomme naturel [][5].

Partageant avec le matrialisme allemand qui lui est contemporain lide que lhomme est un produit de la nature[6], Nietzsche sefforce de rendre compte du phnomne humain en termes psycho-physiologiques, ce qui se traduit chez lui par une thorie des types. Brian Leiter a ainsi formul et rsum cette thorie:

Toute personne a une constitution psycho-physiologique fixe qui la dfinit comme un type particulier de personne[7].

Par exemple, lun des traits typiques les plus clbres est la Volont de puissance qui joue un rle explicatif fondamental, puisque, selon Nietzsche,

Toute bte [] tend instinctivement vers un optimum de conditions favorables au milieu desquelles elle peut dployer sa force et atteindre la plnitude du sentiment de sa puissance; [][8].

Selon cette mthodologie, toute personne adopte alors ncessairement les valeurs qui forment la philosophie du type de personne qu'elle est[9]. Les traits psychologiques qui caractrisent ces personnes sont donc comme des faits naturels, et ces faits expliquent les ides et les valeurs qui apparaissent. Les explications des ides et des valeurs humaines se prsenteront alors sous la forme suivante:

Les croyances intellectuelles dune personne sexpliquent par ses croyances morales; ses croyances morales sont expliques par des traits naturels caractristiques du type de personne quelle est[10].

Ce naturalisme ne doit cependant pas tre rduit une conception matrialiste, cette dernire tant explicitement rejete par Nietzsche[11]. Les faits psychologiques, soutient Nietzsche, peuvent tre expliqus en termes physiologiques; mais cela ne conduit pas ncessairement soutenir que les faits psychologiques ne sont rien dautres que des faits physiologiques[12]. Dans l'expression naturalisme mthodologique, ladjectif mthodologique signifie donc que Nietzsche nadopte pas la forme substantielle de naturalisme qu'est le matrialisme, mais qu'il explique nanmoins les phnomnes humains d'aprs les sciences de la nature. Ce rejet du substantialisme laisse ouverte la possibilit de spculer sur la nature humaine en ne la fixant pas dfinitivement dans les termes des sciences de la nature, ce qui laisse galement ouverte la possibilit d'une rvaluation des valeurs, lautre aspect majeur de la pense nietzschenne[13]:

[] lhomme est un animal dont les qualits ne sont pas encore fixes[14].

Ce que des commentateurs rcents[15] nomment le naturalisme de Nietzsche est donc son rejet de toutes les formes de transcendances qui ne peuvent que falsifier la comprhension historique et psychologique de l'homme; Nietzsche les remplace par le projet, qu'il nomme gnalogie, d'une explication de l'homme comme tre entirement corporel et animal dirig par des pulsions et des affects qui expliquent ses croyances. Nietzsche est ainsi en ce sens un philosophe de la nature humaine et a pu de ce fait tre rapproch de David Hume et de Freud[16].

Le second aspect principal de la pense de Nietzsche est la rvaluation des valeurs, au premier rang desquelles les valeurs morales et mtaphysiques (le bien et le vrai, par exemple), qu'il soumet la mthode gnalogique. Ce projet se manifeste, de La Naissance de la tragdie ses dernires uvres, par la recherche des conditions et des moyens de l'ennoblissement et de l'lvation de l'homme[17]. Aussi nombre de commentateurs ont-ils soulign que le thme fondamental et constant de la pense de Nietzsche, travers les nombreuses variations de ses crits, est le problme de la culture ou levage, problme qui comprend la question de la hirarchie et de la dtermination des valeurs propres favoriser cette lvation[18].

Lenqute naturaliste sur lorigine des valeurs est utilise dans ce projet afin de montrer que les valeurs qui rgnent en Occident depuis la naissance du christianisme, et dont on trouve selon Nietzsche les prmisses chez Platon influenc par Socrate, sont nfastes et ont t des instruments de domination qui ont rendu lhumanit malade. Le projet nietzschen de rvaluation embrasse donc une partie critique, omniprsente dans son uvre, qui doit conduire la destruction des valeurs de l'idalisme platonicien et chrtien qui font obstacle l'panouissement crateur de l'homme et qui, selon Nietzsche, menacent de conduire l'humanit au dernier homme.

Au cours de sa vie, Nietzsche a exprim cette volont d'une lvation de l'homme de diverses manires. Elle se rencontre soit sous la forme dune mtaphysique d'artiste, soit dune tude historique des sentiments et des reprsentations moraux humains, soit enfin sous la forme dune affirmation de l'existence tragique, au travers des notions de Volont de puissance, d'ternel Retour et de Surhomme. Ces thmes, sans s'exclure, se succdent, parfois en s'approfondissant et s'entremlant les uns aux autres, comme lorsque la philosophie de l'affirmation se prsente sous la forme d'une exaltation de la puissance cratrice humaine.

L'uvre de Nietzsche a parfois t divise en trois priodes, en mettant en avant la prminence de l'un ou l'autre de ces thmes[19]. On distingue ainsi une priode comprenant La Naissance de la Tragdie et les Considrations Inactuelles, priode pendant laquelle Nietzsche s'engage, sous l'influence de Schopenhauer et de Wagner, en faveur d'une renaissance culturelle de la civilisation allemande. La deuxime priode est la priode positiviste (de Humain, trop humain au Gai Savoir); Nietzsche rompt avec le wagnrisme, et dveloppe une pense historique et psychologique influence par les moralistes franais. La troisime priode va de Ainsi parlait Zarathoustra ses derniers textes; c'est la priode de maturit teinte d'un mysticisme symbolis par l'ternel Retour.

Cette priodisation a t conteste plusieurs reprises[20], ce qui souligne une difficult pour l'interprtation des textes de Nietzsche: que cette priodisation soit ou non exacte, le devenir de la pense de Nietzsche demeure un fait difficile apprhender et restituer pour tous les commentateurs, difficult qui fut accrue par les premires ditions des fragments posthumes[21].

Nietzsche a laiss de nombreux cahiers de notes, reprsentant quelques milliers de pages qui ont maintenant toutes t publies et traduites en franais. Le problme que posent ces textes est de savoir quelle place leur donner dans linterprtation de sa pense. Certains commentateurs en ont fait une expression de sa philosophie, au mme titre que les uvres publies. Dans cette ide, des notions peu prsentes dans ces dernires peuvent se retrouver mises en avant, comme ces notions juges fondamentales que sont la Volont de puissance, lternel Retour et le Surhomme. De nombreux commentateurs ont ainsi crit des tudes reposant trs largement sur ces textes posthumes (par exemple Heidegger, Pierre Montebello, Barbara Stiegler).

Dautres, en revanche, comme Karl Schlechta, tenant compte du fait que les fragments de Nietzsche ne sont souvent que des bauches de ses uvres publies, et quil a en outre manifest le souhait de voir ses carnets dtruits aprs sa mort[22], estiment que ces textes ne peuvent pas tre lgitimement utiliss pour dterminer exactement la pense de Nietzsche. Ces textes qu'il a laisss de ct devraient en effet tre tenus pour obsoltes, et ils ne peuvent tout au plus quclairer la gense des livres de Nietzsche qui, seuls, expriment la pense de ce dernier.

Ces difficults de lecture des uvres de Nietzsche sont encore accentues par la forme stylistique quil a choisie partir de Humain, trop humain. Il dcide en effet d'exposer sa pense sous la forme d'aphorismes qui se suivent plus ou moins thmatiquement, ou qu'il regroupe par chapitre. Nietzsche a donn plusieurs explications ce choix. Ces explications touchent autant le travail de l'exposition de la pense que celui de la rception de cette pense par un lecteur.

Dans le premier cas, il s'agit d'viter d'crire des traits systmatiques, alors que toute pense est, pour Nietzsche, toujours en devenir. La forme rigide du trait dtruit la vie de la pense, tandis que l'aphorisme conserve quelque chose de la spontanit philosophique. Dans le second cas, il s'agit d'interdire l'accs aux textes un lecteur press qui ne voudrait pas se donner la peine de repenser ce qu'il lit[23]. Ainsi explique-t-il dans Ainsi parlait Zarathoustra au discours Lire et crire: "Celui qui crit en aphorismes et avec du sang, celui-l ne veut pas tre lu, mais appris par cur". Nietzsche dcrit ainsi ses textes comme un labyrinthe dont on doit trouver le fil qui mnera travers tous les aphorismes. On peut toutefois remarquer que Nietzsche a au contraire crit ses dernires uvres avec le souci d'tre compris[24].

la suite de ces difficults de lecture des uvres de Nietzsche, plusieurs mthodes d'exposition de sa pense sont utilises. Certains, comme Eugen Fink, retracent le dveloppement intellectuel de Nietzsche, en soulignant la relative autonomie de chaque priode; d'autres, comme Heidegger, privilgient l'tude des notions de la dernire priode de Nietzsche, notions considres comme l'expression de la maturit de son activit philosophique. L'tude du devenir de la pense de Nietzsche tant loin d'tre acheve, cet article exposera les thmes qui ont t constamment considrs comme les plus importants dans l'ensemble de l'histoire de la rception de ses uvres, tout en voquant la gense de certains d'entre eux[25].

Le concept de Volont de puissance est, pour de nombreux commentateurs (Heidegger[26], M. Haar[27] par exemple), l'un des concepts centraux de la pense de Nietzsche, dans la mesure o il est pour lui un instrument de description du monde, d'interprtation de phnomnes humains comme la morale et l'art (interprtation connue sous le nom de gnalogie), et d'une rvaluation de l'existence visant un tat futur de l'humanit (le surhomme). C'est pourquoi il est souvent utilis pour exposer l'ensemble de sa philosophie.

Par la notion de Volont de puissance, Nietzsche entend proposer une interprtation de la ralit dans son ensemble[28].

Volont de puissance est la traduction devenue usuelle de l'expression allemande Wille zur Macht. Cette expression forge par Nietzsche signifie littralement volont vers la puissance, ce qui met en vidence l'utilisation du datif allemand pour exprimer une tension interne dans l'ide mme de volont. En effet, il ne s'agit pas de vouloir la puissance comme si, dans une conception psychologisante, la puissance tait un objet pos l'extrieur de la volont[29]. Nietzsche carte ce sens traditionnel de la notion de volont[30], et lui substitue l'ide qu'il y a quelque chose dans la volont qui affirme sa puissance[31]. Dans cette ide, la volont de puissance dsigne un impratif interne d'accroissement de puissance, une loi intime de la volont exprime par l'expression tre plus[32]: cet impratif pose alors une alternative pour la Volont de puissance, devenir plus ou dprir[32].

Cette conception de la volont et de la puissance conduit exclure le recours des notions comme l'unit et l'identit pour dcrire ce qui existe et en dterminer lessence: si tout ce qui est Volont de puissance doit devenir plus, il n'est en effet pas possible pour un tre de demeurer dans ses propres limites. La notion de Volont de puissance ne dsigne donc ni ne constitue lunit ou lidentit dune chose. Au contraire, pour toute ralit, tre volont de puissance, c'est ne jamais pouvoir tre identique soi et tre toujours port au-del de soi.

Ce devenir plus, cette manire de devoir toujours aller au-del de soi, n'est cependant pas arbitraire, mais se produit selon une orientation, que Nietzsche nomme structure, et qui est donc une structure de croissance qui dfinit et fait comprendre comment une ralit devient; c'est cette structure qui est sa ralit agissante, individuelle, qui est sa volont de puissance:

Le nom prcis pour cette ralit serait la volont de puissance ainsi dsign d'aprs sa structure interne et non partir de sa nature protiforme, insaisissable, fluide.

Par-del bien et mal, 36

Ce mouvement se conoit en outre pour Nietzsche comme une exigence d'assimilation, de victoires contre des rsistances: cette ide introduit l'ide de force. La volont de puissance est ainsi constitue de forces dont elle est la structure[33]. La Volont de puissance s'accrot ainsi par l'adversit des forces dont elle est constitue, ou dcrot en cherchant cependant toujours d'autres moyens de s'affirmer.

Cette ide de structure d'une Volont de puissance, qui en fait une ontologie de la relation[34], possde galement une dimension pathologique associe au sentiment de puissance que Nietzsche avait commenc thmatiser ds Aurore.

La vie [] tend la sensation d'un maximum de puissance; elle est essentiellement l'effort vers plus de puissance; sa ralit la plus profonde, la plus intime, c'est ce vouloir.

Cette dimension affective est prsente en tout vivant, mais Nietzsche ltend galement linorganique, conu comme une forme plus rudimentaire de Volont de puissance. Cette affectivit introduit dans lide de volont de puissance (organique ou inorganique) une dimension affective fondamentale (dsigne par le terme de pathos), qui ne relve pas de l'expression d'un jeu de forces structures, mais dune disposition inhrente toute Volont de puissance se dployer d'une certaine manire:

La volont de puissance ne peut se manifester qu'au contact de rsistances; elle recherche ce qui lui rsiste[35].

Ainsi se trouvent lies en une mme notion les ides d'tre plus (extriorisation ou manifestation de la volont de puissance), de structure (relations entre des forces) et d'affectivit[36].

Devenir plus, structure et pathos sont les principales qualits que Nietzsche attribue une Volont de puissance. Ces qualits permettent de dcrire ce qui est. La Volont de puissance dcrit donc de cette manire toute la ralit[37]. Elle n'est pourtant pas un principe; structure et tre plus de ce qui devient, elle n'en est pas en effet l'origine radicale. En tant que description du monde, elle reste cependant un concept mtaphysique, puisqu'elle qualifie l'tant en sa totalit (selon Heidegger et Mller-Lauter[38]), ce que Nietzsche formule ainsi:

Lessence la plus intime de ltre est la volont de puissance[39].

Tout tant est donc pour Nietzsche Volont de puissance, et il n'y a d'tre qu'en tant que Volont de puissance. Dans cette perspective, le monde est un ensemble de volonts de puissance, une multitude[40]. Cette description gnrale du devenir pose cependant une difficult juge fondamentale pour la comprhension de la volont de puissance[41]: la volont de puissance est-elle le devenir ou son essence? La difficult souleve par cette question est que, dans la mesure o Nietzsche parat dcrire une structure interne, la volont de puissance semble devoir tre comprise de manire essentialiste; or, un tel essentialisme reconduirait la division entre un monde phnomnal et un arrire-monde laquelle Nietzsche s'oppose explicitement[41].

Mais une telle comprhension exclut toute recherche d'un inconditionn derrire le monde, et de cause derrire les tres (fondement, substance): car c'est en tant que nous interprtons que nous concevons le monde comme Volont de puissance. L'nonc sur l'essence doit tre rapport une forme de perspectivisme pour viter de faire de la Volont de puissance une substance ou un tre. Ceci suppose que d'autres interprtations sont possibles. Mais, tout en refusant un dogmatisme de l'tre, Nietzsche refuse galement le relativisme qui pourrait dcouler de sa thse du perspectivisme de la Volont de puissance: celle-ci est en effet galement un critre de la valeur, de la hirarchie mme des valeurs[42]

voir aussi: Vocabulaire nietzschen

Pour Nietzsche, la volont de puissance possde donc un double aspect: elle est un pathos fondamental et une structure.

Aussi une volont de puissance peut-elle s'analyser comme une relation interne d'un conflit, comme structure intime d'un devenir, et non seulement comme le dploiement d'une puissance: Le nom prcis pour cette ralit serait la volont de puissance ainsi dsign d'aprs sa structure interne et non partir de sa nature protiforme, insaisissable, fluide.[43] La volont de puissance est ainsi la relation interne qui structure un jeu de forces (une force ne pouvant tre conue en dehors d'une relation)[44]. De ce fait, elle n'est ni un tre, ni un devenir, mais ce que Nietzsche nomme un pathos fondamental, pathos qui n'est jamais fixe (ce n'est pas une essence), et qui par ce caractre fluide peut tre dfini par une direction de la puissance, soit dans le sens de la croissance soit dans le sens de la dcroissance. Ce pathos, dans le monde organique, s'exprime par une hirarchie d'instincts, de pulsions et d'affects, qui forment une perspective interprtative d'o se dploie la puissance et qui se traduit par exemple par des penses et des jugements de valeur correspondants.

Pense par Nietzsche comme la qualit fondamentale d'un devenir, la Volont de puissance permet d'en saisir la structure (ou type), et, partant, d'en dcrire la perspective. En ce sens, la Volont de puissance n'est pas un concept mtaphysique mais un instrument interprtatif (selon Jean Granier, contre l'interprtation de Heidegger[45]). Ds lors, pour Nietzsche, il s'agit de dterminer ce qui est interprt, qui interprte et comment.

Nietzsche prend pour point de dpart de son interprtation le monde qu'il considre comme nous tant donn et le mieux connu, savoir le corps[46]. Il prend ainsi, jusqu' un certain point, le contre-pied de Descartes, pour qui notre esprit (notre ralit pensante) nous est le mieux connu. Toutefois, l'ide de Nietzsche n'est pas totalement oppose la pense cartsienne, puisque selon lui nous ne connaissons rien d'autre que le monde de nos sentiments et de nos reprsentations, ce qui peut se comparer l'intuition de notre subjectivit chez Descartes[47]. Ainsi le corps n'est-il pas pour Nietzsche en premier lieu le corps objet de la connaissance scientifique, mais le corps vcu: notre conception de l'tre est une abstraction de notre rythme physiologique.

Toute connaissance, comme Kant l'avait dj tabli avant Nietzsche, doit prendre pour point de dpart la sensibilit. Mais, au contraire de Kant, Nietzsche tient, comme Arthur Schopenhauer, que les formes de notre apprhension de l'existence relvent en premier lieu de notre organisation physiologique (et de ses fonctions: nutrition, reproduction), tandis que les fonctions juges traditionnellement plus leves (la pense) n'en sont que des formes drives[48].

Aussi, pour Nietzsche, nous ne pouvons rien connatre autrement que par analogie avec ce qui nous est donn, i.e. que toute connaissance est une reconnaissance, une classification, qui retrouve dans les choses ce que nous y avons mis, et qui reflte notre vie la plus intime (nos pulsions, la manire dont nous sommes affects par les choses et comment, de l, nous les jugeons). Le monde dans son ensemble, lorsque nous tentons une synthse de nos connaissances pour le caractriser, n'est jamais que le monde de notre perspective, qui est une perspective vivante, affective. C'est pourquoi Nietzsche peut dire du monde qu'il est Volont de puissance, ds lors qu'il a justifi que l'homme, en tant qu'organisme, est Volont de puissance. Pour Nietzsche, nous ne pouvons faire autrement que de projeter cette conception de l'tre qui nous appartient du fait que nous vivons, et cela entrane galement pour consquence que la connaissance est interprtation[49], puisqu'une connaissance objective signifierait concevoir une connaissance sans un sujet vivant. En consquence, l'tre n'est pas d'abord l'objet d'une qute de vrit, l'tre est, pour l'homme, de la manire la plus intime et immdiate, vie ou existence.

partir de ce perspectivisme, Nietzsche estime que toute science (en tant que schmatisation quantitative) est drive ncessairement de notre rapport qualitatif au monde, elle en est une simplification, et rpond des besoins vitaux:

[] nous nous rendons compte de temps en temps, non sans en rire, que c'est prcisment la meilleure des sciences qui prtend nous retenir le mieux dans ce monde simplifi, artificiel de part en part, dans ce monde habilement imagin et falsifi, que nolens volens cette science aime l'erreur, parce qu'elle aussi, la vivante, aime la vie[50]!

Dans un premier temps, l'poque des Considrations inactuelles, Nietzsche avait dduit de ce point de dpart que nous ne pouvons comprendre la matire autrement que comme doue de qualits spirituelles, essentiellement la mmoire et la sensibilit, ce qui signifie que nous anthropomorphisons spontanment la nature. Il avait ainsi tent de dpasser d'un seul coup le matrialisme et le spiritualisme qui opposent tous deux la matire et la conscience d'une manire qui demeure inexplique. Or, Nietzsche supprimait ici le problme, en posant "l'esprit" comme matire. Avec le dveloppement de la notion de Volont de puissance, Nietzsche ne rompt pas avec cette premire thse de sa jeunesse, puisque les qualits attribues cette puissance sont gnralisables l'ensemble de ce qui existe; de ce fait, Nietzsche suppose que l'inorganique pourrait possder, comme toute vie, sensibilit et conscience, du moins dans un tat plus primitif. Cette thse peut faire penser la conception antique (aristotlicienne et stocienne) de la nature, qui fait natre un tre plus complexe d'un tat antrieur (par exemple, l'me-psych nat de la physis en en conservant les qualits)[51].

Cette mthode interprtative implique une rflexion de fond propos des concepts traditionnels de ralit et d'apparence[52]. En effet, puisque Nietzsche s'en tient un strict sensualisme (qui ncessite toutefois une interprtation), la ralit devient l'apparence, l'apparence est la ralit: Je ne pose donc pas "l'apparence" en opposition la "ralit", au contraire, je considre que l'apparence, c'est la ralit.

Mais de ce fait, les concepts mtaphysiques de ralit et d'apparence, et leur opposition, se trouvent abolis:

Nous avons aboli le monde vrai: quel monde restait-il? Peut-tre celui de l'apparence? Mais non! En mme temps que le monde vrai, nous avons aussi aboli le monde des apparences[53]!

En quoi consiste alors la ralit? Pour Nietzsche:

La "ralit" rside dans le retour constant de choses gales, connues, apparentes, dans leur caractre logicisable, dans la croyance qu'ici nous calculons et pouvons supputer.

Autrement dit, la ralit qui nous est donne est dj un rsultat qui n'apparat que par une perspective, structure de la volont de puissance que nous sommes. La pense de Nietzsche est donc une pense de la ralit comme interprtation, reposant sur une thse sensualiste, tout ceci supposant que toute interprtation n'existe qu'en tant que perspective. partir de cette thse perspectiviste, la question qui se pose Nietzsche (comme elle s'tait pose Protagoras, cf. le dialogue de Platon) est de savoir si toutes les perspectives (ou interprtations) se valent. La gnalogie vient rpondre cette question.

Si la Volont de puissance est applique par Nietzsche l'ensemble de la ralit, elle n'est pas utilise de manire univoque. Mller-Lauter, qui a tudi l'ensemble des textes qui se rapportent cette notion, a propos de regrouper l'ensemble de ces usages d'aprs l'article qui prcde l'expression (une, la, les). On peut distinguer, en suivant ce commentateur, un usage gnral et un usage particulier.

Dans un usage gnral, la Volont de puissance est une expression qui dsigne la qualit gnrale de tout devenir. Elle dcrit une manire d'tre qui se rencontre en tout tant.

Dans un usage particulier, une volont de puissance, c'est tel devenir, un tre (tel homme par exemple).

La Volont de puissance est un instrument d'interprtation de ce qui est, mais elle doit permettre galement de dterminer une chelle de valeurs. Elle est donc aussi le point de dpart du projet de Nietzsche de rvaluer les valeurs traditionnelles de la mtaphysique par l'adoption d'une perspective nouvelle sur les valeurs humaines produites jusqu'ici. Ceci doit, d'une part, entraner l'abolition des valeurs idalistes platonico-chrtiennes, et, d'autre part, entraner un mouvement antagoniste au dveloppement de l'histoire sous l'influence de Platon, mouvement qui conduirait alors une rvaluation de la vie[54].

L'aspect polmique de la Volont de puissance peut en particulier tre spcifie par l'ide de naturalisation de l'homme et des valeurs morales, c'est--dire par l'interprtation du vivant homme comme volont de puissance porteuse de certaines valeurs opposes aux anciennes valeurs qui supposent que l'homme possde une dimension mtaphysique.

Par la volont de puissance, Nietzsche s'oppose la tradition philosophique depuis Platon, tradition dans laquelle on trouve deux manires de saisir l'essence du vivant: le Conatus, chez Spinoza (le fait de persvrer dans l'tre) et le vouloir-vivre chez Schopenhauer (Nietzsche fut conquis par la philosophie de Schopenhauer avant de la critiquer). Mais chez Nietzsche, vivre n'est en aucune faon une conservation (Les physiologistes devraient rflchir avant de poser que, chez tout tre organique, linstinct de conservation constitue linstinct cardinal. Un tre vivant veut avant tout dployer sa force. La vie mme est volont de puissance, et linstinct de conservation nen est quune consquence indirecte et des plus frquentes (Nietzsche, Par del bien et mal, 13)), au contraire, pour lui, se conserver c'est s'affaiblir dans le nihilisme, seul le dpassement de soi (Selbst-berwindung) de la puissance par la volont et de la volont par la puissance est essentiel la vie et donne son sens la volont de puissance.

Nietzsche s'oppose galement, par cette notion de Volont de puissance, aux philosophies faisant du bonheur le Bien Suprme, et de sa recherche le but de toute vie, et notamment aux philosophies eudmonistes antiques comme l'picurisme - qui ne parvenaient pas expliquer la persistance du mal - en tte. Cette position se retrouve notamment dans cette dclaration:

il n'est pas vrai que l'homme recherche le plaisir et fuit la douleur: on comprend quel prjug illustre je romps ici (). Le plaisir et la douleur sont des consquences, des phnomnes concomitants; ce que veut l'homme, ce que veut la moindre parcelle d'un organisme vivant, c'est un accroissement de puissance. Dans l'effort qu'il fait pour le raliser, le plaisir et la douleur se succdent; cause de cette volont, il cherche la rsistance, il a besoin de quelque chose qui s'oppose lui[55]

Finalement, Nietzsche se propose de modifier par la Volont de puissance les fondements de toutes les philosophies passes, dont le caractre dogmatique est contraire son perspectivisme, et de renouveler la question des valeurs que nous attribuons certaines notions (comme la vrit, le bien) et notre existence, en posant la question de savoir ce qui fait la valeur propre d'une perspective: quelle est par exemple la valeur de la volont de vrit[56]?

La question qui dcoule pour Nietzsche de cette mise en question est de savoir si l'on peut tablir, la suite de cette critique, une nouvelle hirarchie des interprtations et sur quelles bases. Nietzsche n'est ainsi pas tant un prophte ou un visionnaire, dont une notion comme la Volont de puissance serait le message, mais il se comprend lui-mme comme le prcurseur de philosophes plus libres, tant l'gard des valeurs morales que des valeurs mtaphysiques.

Ma volont survient toujours en libratrice et messagre de joie. Vouloir affranchit: telle est la vraie doctrine de la volont et de la libert []. Volont, c'est ainsi que s'appellent le librateur et le messager de joie [] que le vouloir devienne non-vouloir, pourtant mes frres vous connaissez cette fable de folie! Je vous ai conduits loin de ces chansons lorsque je vous ai enseign: la volont est cratrice[57].

Au-del de ses aspects critiques, la Volont de puissance, en tant qu'interprtation de la ralit, a donc des aspects positifs et crateurs, qui se traduiront dans la pense de l'ternel retour et dans l'aspiration un tat futur de l'homme, le Surhomme[58].

La notion de Volont de puissance, qui est la qualit gnrale de tout devenir, doit permettre une interprtation de toutes les ralits en tant que telles. Elle synthtise un ensemble de rgles mthodologiques[59] qui sont le rsultat de rflexions qui s'tendent des annes 1860 la fin de 1888. Mais cette notion ne prtend pas la systmatisation (Nietzsche a d'ailleurs abandonn pour cette raison l'ide d'un expos de sa philosophie de la Volont de puissance; cf. Volont de puissance), car elle a beaucoup volu, mais on peut nanmoins dgager des lignes directrices permettant d'exposer la pense de Nietzsche dans son ensemble.

Un des aspects les plus connus est son application au problme de l'origine de la morale, sous le nom de gnalogie. Cette application de la mthode la morale permet de comprendre comment Nietzsche analyse les hirarchies pulsionnelles en jeu dans toute perspective morale, ce qui est proprement la mthode gnalogique[60]. Les questions qui se posent sont alors du type: quel type d'hommes a besoin de telles valuations morales? quelle morale tel philosophe ou mtaphysicien veut-il en venir, et quel besoin cela rpond-il?

Je me suis rendu compte peu peu de ce que fut jusqu' prsent toute grande philosophie: la confession de son auteur, une sorte de mmoires involontaires et insensibles; et je me suis aperu aussi que les intentions morales ou immorales formaient, dans toute philosophie, le vritable germe vital d'o chaque fois la plante entire est close. On ferait bien en effet (et ce serait mme raisonnable) de se demander, pour l'lucidation de ce problme: comment se sont formes les affirmations mtaphysiques les plus lointaines d'un philosophe? on ferait bien, dis-je, de se demander quelle morale veut-on en venir[61]?

Ces analyses des structures pulsionnelles et affectives forment ainsi un projet de reformulation, la lumire de la Volont de puissance, de la psychologie traditionnelle[62] qui tait fonde sur le statut privilgi accord la conscience.

En rfutant le primat de la conscience[63], Nietzsche est amen dvelopper une psychologie des profondeurs (dont tout le premier chapitre de Par-del bien et mal est un exemple) qui met au premier plan la lutte ou l'association des instincts, des pulsions et des affects, la conscience n'tant qu'une perception tardive des effets de ces jeux de forces infra conscients. Ce que Nietzsche nomme gnalogie sera alors la recherche rgressive partant d'une interprtation (par exemple, l'interprtation morale du monde) pour remonter sa source de production, i.e. au pathos fondamental qui la rend ncessaire.

Les jugements mtaphysiques, moraux, esthtiques, deviennent ainsi des symptmes de besoins, d'instincts, d'affects le plus souvent refouls par la conscience morale, pour lesquels la morale est un masque, une dformation de l'apprciation de soi et de l'existence. In fine, cela revient faire reposer l'analyse sur la dtermination de la Volont de puissance d'un type. ce titre, l'individu n'est pas examin par Nietzsche pour lui-mme, mais en tant qu'expression d'un systme hirarchis de valeurs.

Cette mthode amne donc poser des questions du genre: quelle structure pulsionnelle, incarne par tel ou tel homme, conduit tel type de jugements? quel besoin cela rpond-il, quelle Volont de puissance? Veut-on, par la morale, discipliner des instincts, et dans ce cas, dans quel but? Ou veut-on les anantir, et dans ce cas, est-ce parce qu'ils sont jugs nfastes, dangereux, est-ce parce qu'ils sont, en tant que phnomnes naturels, l'objet de haine et de ressentiment? Le premier cas peut tre l'expression d'un besoin de croissance, le second d'une logique d'auto-destruction.

Dans Par-del bien et mal, Nietzsche expose cette gnalogie, conception approfondie et renouvele par la thse de la Volont de puissance (expos au 36) de la philosophie historique, et il considre la psychologie comme reine des sciences, tout en soulignant ce qui distingue sa conception de la psychologie traditionnelle:

Toute la psychologie s'est arrte jusqu' prsent des prjugs et des craintes morales: elle n'a pas os s'aventurer dans les profondeurs. Oser considrer la psychologie comme morphologie et comme doctrine de l'volution dans la volont de puissance, ainsi que je la considre personne n'y a encore song, mme de loin: autant, bien entendu, qu'il est permis de voir dans ce qui a t crit jusqu' prsent un symptme de ce qui a t pass sous silence. La puissance des prjugs moraux a pntr profondment dans le monde le plus intellectuel, le plus froid en apparence, le plus dpourvu d'hypothses et, comme il va de soi, cette influence a eu les effets les plus nuisibles, car elle l'a entrav et dnatur. Une psycho-physiologie relle est force de lutter contre les rsistances inconscientes dans le cur du savant, elle a le cur contre elle. [] Et le psychologue qui fait de tels sacrifices ce n'est pas le sacrifizio del intelletto, au contraire! aura, tout au moins, le droit de demander que la psychologie soit de nouveau proclame reine des sciences, les autres sciences n'existant qu' cause d'elle, pour la servir et la prparer. Mais, ds lors, la psychologie est redevenue la voie qui mne aux problmes fondamentaux[64].

Si cette nouvelle psychologie repose, en 1886, sur l'hypothse de la Volont de puissance, l'ide du conflit des instincts n'est pas ne de celle-ci. Ds 1880, des fragments vont dans ce sens, et la Volont de puissance en tant qu'ide apparat bien avant d'tre nomme. L'expression Volont de puissance permet de synthtiser cet ensemble.

Comme cela a t signal, la Volont de puissance est une notion qui n'est pas d'emble prsente dans l'uvre de Nietzsche. Pour rendre compte de l'volution de la pense de Nietzsche, il faut partir des hypothses qu'il pose et des notions qu'il utilise avant la priode dite de maturit. Il en va de mme pour la psychologie, puisque le dveloppement de cette dernire apparat significatif surtout partir de Humain, trop humain, c'est--dire en 1878, quand il rompt de manire consciente avec son milieu culturel[65]. Influenc par Paul Re, Nietzsche lit alors avec intrt les moralistes franais (La Rochefoucauld, Chamfort, etc.); il lit galement des ouvrages contemporains de psychologie, quoi il faut ajouter des tudes de sociologie, d'anthropologie, et des travaux sur la thorie de la connaissance, tel que celui de Lange (Histoire du matrialisme), o l'on trouve une discussion du statut scientifique de la psychologie. La pense de Nietzsche, en ce qui concerne la psychologie, se dveloppe donc d'une part d'aprs l'observation des hommes (les maximes de La Rochefoucauld par exemple, ou ses observations personnelles dont il souligne le caractre particulier, relatif, et souvent provisoire), et dialogue d'autre part avec des rflexions pistmologiques contemporaines.

L'observation psychologique est ainsi particulirement prsente dans Humain, trop humain et Aurore; Nietzsche souhaite alors jeter les bases d'une philosophie historique, en procdant un genre d'analyse chimique de nos reprsentations et sentiments moraux, prfigurant ce qui deviendra la gnalogie. Il analyse les comportements humains, sous l'influence de La Rochefoucauld ou de Voltaire ( qui Humain, trop humain est ddi) et peut-tre aussi de Hobbes, et ramne souvent les mobiles de l'action et de la pense humaine la vanit et au sentiment de puissance. Si certaines de ses peintures sont de cette manire des tableaux de moraliste de l'existence humaine, certains thmes, comme ce sentiment de puissance, mais aussi les diffrentes sortes de morales, sont des premires formulations des thories majeures qu'il dveloppera plus tard. Cette tape de son uvre peut tre considre comme une srie d'essais plus ou moins aboutis pour dcrire l'homme, ses motivations et la nature de ses relations sociales (aphorismes sur l'amiti, sur l'tat, les femmes, etc.).

C'est partir de 1886 que Nietzsche exposera de manire plus ordonne le rsultat de ses recherches, en tant que mthode gnalogique, en particulier dans Par-del bien et mal, et sous forme de dissertations dans la Gnalogie de la morale. Des lments de cette gnalogie sont toutefois dj prsents dans Humain, trop humain (par exemple, les diffrentes origines de la morale, ou le caractre de palliatif, et non de remde vritable, de la religion) et dans Aurore (la moralit des murs comme source de la civilisation, ou encore le sentiment de puissance qui guide l'homme jusque dans la morale).

Ces rsultats peuvent tre rsums grce aux expositions schmatiques que Nietzsche lui-mme en a faites. Ainsi, la question sur l'origine de la morale, il rpond que toutes les valeurs morales se ramnent deux systmes d'origine diffrente: la morale des faibles et la morale des forts[66]. Le terme origine ne dsigne pas ici l'apparition historique de ces systmes, mais le type de cration dont ils sont le rsultat, si bien que l'origine, au sens de Nietzsche, est ce partir de quoi l'histoire se dtermine, et non un vnement quelconque de l'histoire universelle.

Pour parvenir ce rsultat, Nietzsche a procd une gnalogie comportant plusieurs moments, exposs dans la premire dissertation de la Gnalogie de la morale: il a recherch dans le langage les premires expressions de ce qui a t jug bon; puis, suivant l'volution du sens des mots bon et mauvais, il a montr le processus d'intriorisation de ces valeurs dont la signification tait tout d'abord principalement matrielle; enfin, remontant d'une valuation morale donne ses conditions d'expression, il a distingu deux manires fondamentales de crer des valeurs morales.

Le point de dpart de la mthode gnalogique est linguistique: se posant la question de l'origine de la morale, Nietzsche demande: o trouve-t-on les premires notions de bon et mauvais, et que signifient-elles? cartant l'interprtation utilitariste, Nietzsche met en avant que ce sont les aristocrates de toutes socits qui se sont dsigns en premier lieu eux-mmes comme bons, et que ce terme, d'une manire simple et spontane, dsigne la richesse, la beaut, les plaisirs de l'activit physique, la sant, en un mot, l'excellence. Le mot bon dsigne ainsi les hommes de la caste la plus leve, celle des guerriers. De ce fait, il ne dsigne pas ce que nous entendons par l aujourd'hui, en particulier, un bon n'est pas un homme altruiste, charitable, accessible la piti.

L'analyse historique et linguistique dbouche ainsi sur une recherche d'ordre sociologique: les premires valuations morales dpendent et sont l'expression d'un rang. Nanmoins, Nietzsche ne reprend pas son compte les thories contemporaines, telles que celle de l'influence du milieu de Taine, car s'il faut tenir compte des dterminations sociales, la socit ne peut servir de principe explicatif intgral. Il renomme d'ailleurs cette science d'aprs son interprtation gnalogique (thorie des formes de domination) qu'il juge premire relativement la sociologie et la psychologie de son temps.

La question est ainsi pour Nietzsche la suivante: dans quelle mesure les castes d'une socit permettent-elles le dveloppement d'une espce particulire de jugements moraux? Nietzsche distingue typologiquement plusieurs types de jugements moraux en fonction des situations sociales possibles (guerriers, prtres, esclaves, etc.):

Si la transformation du concept politique de la prminence en un concept psychologique est la rgle, ce n'est point par une exception cette rgle (quoique toute rgle donne lieu des exceptions) que la caste la plus haute forme en mme temps la caste sacerdotale et que par consquent elle prfre, pour sa dsignation gnrale, un titre qui rappelle ses fonctions spciales. C'est l que par exemple le contraste entre pur et impur sert pour la premire fois la distinction des castes; et l encore se dveloppe plus tard une diffrence entre bon et mauvais dans un sens qui n'est plus limit la caste[67].

La situation sociale permet un sentiment de puissance de se distinguer par des formes qui lui sont propres, et qui, primitivement, possdent des expressions spontanes et entires peu intriorises. De cet examen des castes, Nietzsche dgage alors une premire grande opposition:

On devine avec combien de facilit la faon d'apprcier propre au prtre se dtachera de celle de l'aristocratie guerrire, pour se dvelopper en une apprciation tout fait contraire; le terrain sera surtout favorable au conflit lorsque la caste des prtres et celle des guerriers se jalouseront mutuellement et n'arriveront plus s'entendre sur le rang. Les jugements de valeurs de l'aristocratie guerrire sont fonds sur une puissante constitution corporelle, une sant florissante, sans oublier ce qui est ncessaire l'entretien de cette vigueur dbordante: la guerre, l'aventure, la chasse, la danse, les jeux et exercices physiques et en gnral tout ce qui implique une activit robuste, libre et joyeuse. La faon d'apprcier de la haute classe sacerdotale repose sur d'autres conditions premires: tant pis pour elle quand il s'agit de guerre[68].

Nietzsche ramne par la suite toute morale deux types fondamentaux qui correspondent originellement l'opposition dominant/domin. Il faut carter l'ide que les dominants, ceux qui crent en premier lieu les valeurs, seraient uniquement des guerriers: la gense des valeurs dgage par Nietzsche nonce clairement un conflit entre le monde de l'activit physique et celui de l'activit intellectuelle (c'est--dire de la volont de puissance intriorise). Aussi Nietzsche voit-il d'abord une dispute sur la question du rang des valeurs entre les guerriers et les prtres.

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Friedrich Nietzsche Wikipdia

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Written by admin |

November 4th, 2015 at 3:45 am

Posted in Nietzsche




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